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Le sol tanguait. Il fallut un instant à Kian pour se rappeler qu’il était allongé sur le plancher du navire en partance pour la Bretagne. Il se sentait reposé mais nauséeux. Il s’assit et son regard tomba sur Azilis, endormie sur une paillasse recouverte de fourrure.
Le sort lui avait offert ce qu’il désirait le plus au monde et il avait lamentablement échoué. Elle lui avait demandé de lui apprendre l’amour, il n’avait su que la meurtrir. Il ne pouvait espérer une seconde chance ! Elle ne s’était donnée à lui que parce qu’elle craignait de mourir. D’ailleurs, la douce, la tendre Azilis de la nuit avait disparu au matin. C’était Niniane qui l’avait réveillé. Lointaine comme une déesse de pierre.
Une nausée lui souleva le cœur. Il n’avait pas osé la rejoindre sur la paillasse de la diaeta. Et elle ne le lui avait pas proposé. Ils avaient dû dormir longtemps car la lumière était beaucoup plus vive. Pas d’attaque de pirates… Rien que le frémissement du vent dans les voiles et le roulis du bateau.
Que se passerait-il une fois qu’ils auraient remis Kaledvour au roi ? Il ne pouvait l’imaginer. Il saisit l’épée la tira de son fourreau pour admirer sa lame fine et acérée. Il ne l’avait utilisée qu’une seule fois, dans le combat contre les Francs, mais il se souviendrait toujours de l’incroyable sensation de puissance qu’il avait ressentie. Une euphorie enivrante et folle. Oui, c’était une épée de roi, unique et magnifique. Comme Azilis était unique et magnifique. Il n’était digne ni de l’une ni de l’autre.
— Le repas est prêt. Belle lame !
Le capitaine venait de pénétrer dans la diaeta. Il embrassa la scène du regard, ses yeux s’attardant sur la jeune fille endormie. Comme un écho aux pensées de Kian, il dit à mi-voix :
— Tu es un homme heureux de posséder de telles merveilles ! Des rois se déclareraient la guerre pour moins que ça.
Kian rangea Kaledvour dans son fourreau d’un geste sec.
— Elles ne m’appartiennent pas. Je suis là pour les servir.
Azilis remua et ouvrit les yeux. Elle se souleva sur un coude, étonnée, puis se ressaisit.
— J’ai dû beaucoup dormir, dit-elle.
— Oui, répondit Murra. C’est l’heure du repas de midi.
— Je meurs de faim. Pas toi, Kian ?
L’idée de manger l’écœurait mais il n’en souffla mot. Il se dit que l’air frais, sur le pont, chasserait cette sensation pénible.
Il n’en fut rien. L’odeur de poisson grille acheva de le rendre malade. Il refusa le plat que lui tendait Murra.
— Tu es livide, remarqua Azilis. Quelque chose ne va pas ?
— Ton garde du corps a le mal de mer, expliqua le capitaine avec un demi-sourire. C’est quand même dommage par un temps si calme. Tu devrais retourner t’allonger sous la diaeta, ajouta-t-il en donnant une tape dans le dos de Kian.
Azilis regarda le jeune homme s’éloigner d’un pas mal assuré puis, son repas terminé, elle s’accouda au bastingage pour contempler l’océan. L’eau scintillait comme un métal mouvant. Les mains en visière pour se protéger les yeux, elle scrutait l’horizon, craignant de voir apparaître un navire. Kian ne serait pas à son avantage contre des pirates. Eux ne souffraient pas du mal de mer.
Une ombre lui fit tourner la tête. Elle recula en découvrant le jeune Saxon. Il la détaillait sans vergogne. Elle le dévisagea hardiment de haut en bas. Il était plus jeune qu’elle ne l’avait cru. Dix-huit ans au plus. Pas un poil de barbe sur sa peau brûlée par le soleil. Ses vêtements étaient en lin non teinté : braies, tunique fermée par une fibule en forme d’oiseau. Il ne portait ni épée ni cuirasse mais un long poignard était accroché à sa ceinture. Elle aurait aimé le trouver laid. Il ne l’était pas. Cela ne fit que l’agacer.
— Tu es une fille, constata-t-il en guise de salut.
Il avait parlé latin avec un étrange accent guttural qu’elle n’avait encore jamais entendu, même chez d’autres Germains. Sa raison lui souffla de tourner le dos et de s’éloigner. Mais elle n’avait pas l’habitude d’écouter la voix de la raison. Et sa curiosité était de loin la plus forte.
— Tu es saxon, répliqua-t-elle. Que fait un Loup des Mers sur un navire romain ?
— Je vends mon bras pour protéger ceux qui ne savent plus se battre.
Il avait parlé avec fierté. Elle s’obligea à sourire.
— Pourquoi un guerrier de ta trempe n’est-il pas en train de piller la Bretagne avec ses frères ? Ils ne t’ont pas trouvé à la hauteur ?
Il releva le menton d’un geste brusque. Elle l’avait piqué au vif.
— Tous les Saxons ne sont pas en Bretagne. Ceux de mon clan sont restés au pays et moi j’ai voulu explorer le monde. Seul.
Azilis devina qu’il mentait mais peu lui importait la vérité. Elle fit semblant de le croire pour poser une question qui l’intéressait davantage :
— Pourquoi tes frères envahissent-ils la Bretagne ? Ils ont leurs terres. Pourquoi convoitent-ils celles des autres ?
Il haussa les épaules.
— Les Bretons sont des lâches et des menteurs. Ils nous ont appelés pour les défendre contre les Scots et les Pictes. Ils nous ont promis des terres et des richesses. Et quand le travail a été fini, après que beaucoup de guerriers ont rejoint Woden au Valhalla, ils n’ont pas honoré le pacte.
— Woden au Valhalla ?
Il s’accouda au bastingage sans la quitter du regard.
— En quel dieu crois-tu, toi ? En ce Christos ? Cet être misérable que les Romains ont crucifié ? Pour nous, les peuples du Nord, Woden est le roi des dieux. Il accueille les guerriers morts l’épée à la main dans son palais, le Valhalla. Tous les hommes rêvent de mourir sur le champ de bataille. Ce sont les filles de Woden, les Walkyries, qui les emportent.
— Vraiment ? murmura-t-elle.
Il ajouta :
— Les Bretons périront ou deviendront esclaves. Et les hommes du Nord régneront sur leur île.
Elle se raidit.
— Ambrosius Aurelianus a repoussé les Saxons sur les côtes. Bientôt il les rejettera à la mer !
Il secoua la tête d’un air farouche, libérant de longues mèches blondes qui lui balayèrent les yeux et les joues.
— D’autres viendront. Toujours plus nombreux ! Nos terres sont trop pauvres pour nous nourrir. La mer ronge les côtes sans cesse. Et chaque hiver la famine tue les plus faibles.
Sa voix devint plus grave et il ajouta, le visage sombre :
— Mon frère est mort de faim dans mes bras il y a six mois. Il n’avait pas cinq ans ! Quel guerrier accepterait ça alors que des terres fécondes sont à portée de sa main ? Crois-tu qu’Ambrosius fera barrage à tous les Angles et les Saxons qui iront en Bretagne chercher une vie meilleure ? À sa mort les Bretons perdront. Leur monde est à son crépuscule, le nôtre s’éveille à peine !
— Non ! Quand Ambrosius mourra, un autre reprendra le flambeau. Jamais les Bretons ne céderont devant vos hordes barbares !
Elle avait parlé sur un ton de défi qui le laissa coi un instant. Il l’observa en mordillant ses lèvres gercées.
— Pourquoi le sort de cette île te préoccupe-t-il ? Tu es bretonne ?
— Ma mère l’était. Je retourne dans son pays.
— Ce n’est pas une bonne idée. Cet été, une immense armée va attaquer sous le commandement d’Aelle, le plus grand roi que les Saxons du Sud aient jamais eu. Tous les Bretons se sauvent en Armorique. Pourquoi pas toi ?
Un frisson d’angoisse parcourut Azilis. Ambrosius parviendrait-il à arrêter les barbares s’ils s’unissaient et s’ils étaient aussi sûrs d’eux que ce jeune mercenaire ? Plus que jamais, le roi aurait besoin de Kaledvour. Si seulement Aneurin n’était pas mort en emportant avec lui le secret de sa fabrication ! Une seule épée, même entre les mains d’un grand chef, suffirait-elle à repousser tant d’ennemis ?
— Quel est ton nom ?
— Niniane, murmura-t-elle distraitement.
— C’est un nom bien doux pour une fille aussi fougueuse que toi.
Il attendit un peu puis répondit à la question qu’elle ne lui posait pas :
— Je m’appelle Thorkel.
Il effleura les cheveux d’Azilis, qui recula vivement.
— Tu es de haute naissance, n’est-ce pas ? Tu portes des vêtements simples mais l’étoffe est belle et la fibule de ta tunique est en or. Tes mains n’ont jamais travaillé, tes cheveux sont doux, tu n’as pas la peau tannée d’une paysanne. Vos chevaux valent une fortune et les armes de ton compagnon aussi. Seuls les nobles possèdent de telles épées chez nous. Qui est cet homme ? Ton époux ?
— Que t’importe qui je suis et ce que je fais ! s’emporta-t-elle. Est-ce que je te demande pourquoi tu n’es pas dans l’armée de cet Aelle que tu admires tant ?
Il baissa les paupières.
— Oui, tu me l’as demandé ! Et je vais te répondre. J’ai tué un homme qui était sous la protection du roi. J’étais dans mon droit. Cependant, par ma faute, Aelle a manqué à sa parole. Il ne m’a pas tué comme il aurait pu le faire, il m’a exilé. Je lui suis reconnaissant de sa générosité. Et il m’a autorisé à garder ma seax, ajouta-t-il en désignant la longue dague contre sa cuisse. Tous les hommes libres de mon peuple en ont une.
— Ce qui signifie que si tu n’avais pas tué cet homme tu serais actuellement en Bretagne, prêt à affronter Ambrosius avec les tiens ?
— Bien sûr !
— Dans ce cas, Thorkel le Saxon, nous sommes ennemis car je soutiens Ambrosius Aurelianus de toute mon âme et je prie pour qu’il écrase l’armée d’Aelle. Laisse-moi maintenant, nous n’avons plus rien à nous dire.
Elle le vit rougir sous l’affront. Il se redressa, la salua fièrement et déclara avant de tourner les talons :
— Si toutes les Bretonnes sont aussi belles que toi, mes frères ont bien de la chance de conquérir ton pays !
Elle demeura sans voix, en colère mais plus encore bouleversée par ce qu’elle venait d’apprendre. Ce n’étaient pas quelques hordes barbares qui menaçaient la Bretagne, mais tout un peuple en quête d’un nouveau monde. Un peuple de guerriers qui ne craignaient pas la mort, qui n’avaient rien à perdre.
Elle resta sur le pont, regardant la mer sans la voir. Les paroles du Saxon résonnaient dans son esprit et prenaient un ton prophétique qui l’angoissait. Et s’il disait vrai ? Si le monde dans lequel elle avait grandi avait atteint son crépuscule ? N’était-ce pas aussi le message d’Aneurin le soir où il était revenu de Constantinople ? « Vous ne voyez pas que le monde est aux mains des barbares ? »
Elle se décida à rejoindre Kian sous la diaeta. Allongé, les yeux clos, il était toujours aussi pâle. Elle s’assit près de lui et passa sur son front un linge mouillé. Il ouvrit les yeux.
— C’est la première fois que je te vois malade, remarqua-t-elle.
— Pas de remède magique à me donner ?
— Non. Mais Murra affirme que cela cesse dès qu’on met pied à terre.
— Bonne nouvelle ! On arrive bientôt ?
— Dans quelques heures. Si tout va bien.
Il s’assit en tailleur avec une grimace dépitée.
— Quelques heures ? Mauvaise nouvelle !
Elle se mordit les lèvres, puis ajouta d’un ton faussement léger :
— Il te reste assez de force pour me briser la nuque si nécessaire ?
— Ne t’en fais pas. Je tiendrai ma promesse.
— Merci, Kian. Et merci aussi… pour hier soir.
Elle vit la surprise agrandir ses yeux, puis il lança d’un ton mordant :
— Tout le plaisir était pour moi, domna.
Elle rougit, blessée par cette ironie. Pensait-il que cela ne représentait rien pour elle ? Elle se dirigea brutalement vers la sortie. Mais avant qu’elle eût atteint la toile de cuir qui servait de porte, sa contrariété avait disparu. Les paroles de Kian n’étaient qu’une armure pour masquer ses sentiments. C’était à elle d’oublier sa fierté.
— Merci quand même, dit-elle en se tournant vers lui.
* * *
Azilis retourna guetter sur le pont la longue silhouette d’un bateau saxon ou une voile scot. Mais l’oneraria semblait être seule en mer. Fascinée par la légère houle qui crêtait la masse liquide, elle laissa son esprit vagabonder.
Le soleil déclina dans un grand embrasement. Soudain elle discerna la terre. Elle eut conscience d’une présence à ses côtés. Kian l’avait rejointe et regardait la côte qui s’approchait. Une île apparut à leur gauche pendant que devant eux, splendides dans les lumières du couchant, se découpaient les côtes de la Bretagne puis, au-delà, des moutonnements d’herbages et de forêts aussi capricieux que les vagues sur la mer.
Le bateau s’engagea dans une baie au fond de laquelle se dressaient les murailles grises de Portus Adurni. Ils débarquèrent à la nuit tombante. Les adieux au capitaine Murra furent rapides. Ils mirent pied à terre, sortirent les chevaux avec l’aide de deux marins. Elle monta en selle et, une dernière fois, leva les yeux vers l’oneraria. Thorkel, depuis le pont, l’observait. Elle détourna la tête.
Quand elle passa les hautes portes du fort, une émotion immense envahit la jeune fille. Le visage d’Aneurin surgit aussi réel et aussi net que s’il avait été présent à ses côtés. Elle ferma les paupières, bouleversée. Ce n’était pas une illusion. Il était là, près d’elle, en elle.
— Nous sommes en Bretagne, Aneurin, murmura-t-elle. Maintenant, guide-nous jusqu’à ton roi.
La seule réponse fut le cri moqueur d’une mouette.